Chronique dans Citizen Jazz par Denis Desassis
Edition du 15 juillet 2013, par Denis Desassis
« La courte vie de Lee Morgan – le trompettiste est mort à l’âge de 33 ans dans des circonstances tragiques puisque sa femme l’a tué d’un coup de pistolet après une violente dispute – pourrait faire l’objet d’un roman ou d’un film noirs. Mais l’histoire retiendra avant tout qu’en à peine plus d’une quinzaine d’années, non content d’enregistrer une trentaine d’albums en tant que leader, pour la plupart sur le label Blue Note [1], il aura côtoyé du début à la fin quelques-uns des personnages majeurs de l’histoire du jazz : Dizzy Gillespie, Art Blakey et les Jazz Messengers, Hank Mobley, Wayne Shorter, Joe Henderson, Jackie McLean et bien sûr John Coltrane, géant parmi les géants (pour l’album Blue Train en 1957). Il se sera affirmé comme l’une des figures essentielles du hard bop, nourrissant sa musique de funk et de soul, et aura eu de nombreux disciples, sensibles à la modernité et à l’énergie épanouie de son jeu.
Vincent Payen, quant à lui, va très bien et nul ne lui souhaite une carrière aussi brève que celle de son héros : ce trompettiste souffle en effet le chaud sur la scène hexagonale depuis plusieurs années, quelque part entre jazz, funk et hip hop. Membre à part entière d’Electro Deluxe, il côtoie Hocus Pocus, Milk Coffee & Sugar, les DJ de C2C ou la chanteuse Nina Attal : il pousse les pions de sa passion sur l’échiquier du groove et du funk avec décontraction, mais aussi avec la rigueur qu’exige la célébration en bonne et due forme de ses amours musicales. Et c’est bien l’esprit qui règne sur ce premier album en tant que leader de Leeway & Friends [2] où le plaisir du jeu trouve sa source dans une vraie camaraderie collective.
Distribué par Musicast, On The Way To Lee Morgan est la traduction fidèle de cet état de sérieux décomplexé qui caractérise le cheminement de Vincent Payen. Entouré d’une formation bien rodée et à l’instrumentation somme toute assez classique (trompette, saxophone, piano, contrebasse, batterie), le trompettiste opte pour l’élargissement – jusqu’à mettre en place un big band pour la clôture du disque – en faisant appel à une brochette d’amis qui apportent avec eux leurs arrangements ou leurs couleurs singulières. 20syl (C2C, Hocus Pocus), par exemple, jette entre hip hop et jazz un pont ludique qu’il baptise avec malice 20syleeway, sur de
s arrangements de Thomas Faure (Electro Deluxe) pour une relecture joyeuse de « Hocus Pocus [3] ». Dix de ces treize morceaux sont d’ailleurs signés Morgan, sans oublier « I Remember Clifford » (Benny Golson), qui fait ici l’objet d’une version limpide, soulignée par un trio de cordes sur un arrangement de Laurian Daire [4]. Une émouvante mise en abyme puisque Clifford Brown – autre trompettiste à la vie encore plus météorique [5] – était l’un des maîtres à jouer de Morgan. Parmi les camarades de Vincent Payen, signalon
s aussi les présences fraternelles de Christophe Violland, Guillaume Poncelet, Christophe Panzani, Nina Attal, du guitariste Philippe Devin ou bien encore de l’ami d’enfance Philippe Brohet.
Pas un instant Payen ne perd de vue la nécessité de délivrer un groove onctueux – présent de la première à la dernière minute du disque – et d’imposer sa vision généreuse d’un hard bop qu’il revisite avec humilité – celle d’un musicien qui se présente comme serviteur d’une cause à laquelle il semble difficile de ne pas adhérer. Payen n’assène pas de discours, il repousse le verbiage et souffle la joie de jouer. Et s’il s’autorise ici ou là quelques effets électroniques, c’est plutôt la clarté et la fluidité de son jeu qui le caractérisent, à la trompette comme au bugle, ainsi que l’économie de notes à laquelle il s’astreint la plupart du temps, comme gage de l’efficacité recherchée. Ses partenaires, sur la même longueur d’onde, contribuent pour beaucoup à l’effet de compacité nerveuse qui émane du disque ; un des moments les plus festifs est « The Rumproller », endiablé à souhait et véritable incitation à participer soi-même à la fête. On ressort de cette balade énergique aux côtés de Leeway & Friends (qui s’ouvre et se referme avec deux versions très différentes de « The Sidewinder », dont un final orchestral en forme de bande-son d’un film d’aventures), avec le sentiment d’avoir effectué un bout de chemin ensoleillé en très bonne compagnie.
Car, on l’a compris, loin d’embaumer Lee Morgan leur héros hard bop dans un hommage trop révérencieux, Vincent Payen et ses amis font souffler une brise vivifiante sur la musique. Groove et tendresse sont au rendez-vous d’un soul jazz tonique et funky. Animé d’une volonté de transmission directe de sa bonne vibration, On The Way To Lee Morgan est un disque fédérateur, à même de rallier à sa cause enjouée plusieurs générations d’amoureux du jazz, mais aussi de toutes les musiques nourries d’une pulsation salutaire, celle du cœur.
[1] Dont The Sidewinder en 1963, qui lui permettra d’accéder à la célébrité.
[2] Nom inspiré de Lee-Way, album de Lee Morgan enregistré en 1960.
[3] Composition de Lee Morgan figurant sur The Windsider.
[4] Et que, bien sûr, Lee Morgan avait interprété, en particulier sur Vol. 3 (1957).
[5] Il s’est tué dans un accident de la route à l’âge de 25 ans.